Valérie Onnis
Daniel Darius

1. dimension fondamentale : la verticalité du mouvement dansé

En présentant dans l'ensemble les fondamentaux ou les "bases" du tango argentin, nous avons placé la verticalité comme première dimension fondamentale de la danse. Certes, la verticalité se place dans un ensemble plus complexe de questions fondamentales : comment le corps humain prend possession de l'espace ? comment le corps dansant se déploie dans les trois directions spatiales : vers le haut et vers le bas, en avant et en arrière, à droite et à gauche ? Or, la verticalité, liée à la gravité de la terre, première source du mouvement, est le fond sur lequel surgit le mouvement tango.

La verticalité et le corps naturel

Suivant notre démarche qui privilégie le "mouvement naturel", nous cherchons à trouver la forme du tango, et notamment la verticalité, à partir du corps naturel.
La verticalité naturelle du mouvement a une histoire, que l'on peut observer tout d'abord dans l'évolution et chez l'enfant. La découverte de la verticalité est un moment magique de la grande et petite histoire de l'humanité : quand l'espèce humaine quitte la marche à quatre pattes pour se mettre debout ou quand l'enfant commence à s'avancer sur ses deux petits pieds, la tête s'orientant vers le ciel, et le regard se posant à l'horizon, il crée tout une autre ouverture au monde.
Cependant, très vite, les sociétés de plus en plus techniques nous font nous assoir dans des positions fixes, sur le banc de l'école, sur le siège du bureau, sur le canapé du salon, les yeux fixés dans les espaces confinés des multiples écrans (comment êtes-vous assis en lisant ces lignes !?). Très vite, la verticalité naturel de notre corps individuel se déforme en s'adaptant à un corps social proposé dans les modèles et les habitudes de nos sociétés. Il n'est pas étonnant qu'un nombre croissant de pathologie en résulte : des pieds, du bassin, de la colonne vertébrale...
Or, tel que nous concevons le tango argentin, il est une grande occasion de retrouver en-deçà de notre corps socialement déformé le corps et le mouvement naturel. Rappelons-nous que chaque matin, nous nous remettons debout comme un enfant : chaque matin, c'est l'occasion de refaire le chemin de l'humanité et de retrouver un peu mieux notre verticalité à partir de notre corps naturel.

La double direction de la verticalité naturelle

Quelles sont les caractéristiques de la verticalité naturelle du corps et du mouvement ? Quand l'enfant se met debout, il franchit un seuil décisif pour devenir l'être humain : il libère ses deux membres supérieurs, qui deviennent des outils multiformes, toujours en évolution (outils manuel, outils d'exploration, outils langagier dans les gestes, outils d'expression affective et artistique...) ; il présente verticalement le buste et le dos, l'aspiration de la tête vers le haut ouvre l'espace de l'exploration du monde de plus en plus lointain, fait naître les premières expériences spirituelles...
Or, paradoxalement, l'aspiration vers le haut accentue, dans la direction opposée, l'enracinement dans le sol du corps naturel. Quand nous nous tenons debout, ce sont deux pieds (et non plus quatre) qui portent tout le poids de notre corps : ce poids, qui se transmet, du bassin à travers les jambes, dans les pieds, nous ancre d'autant plus profondément dans la terre. Bref, cette verticalité naturelle ne crée pas seulement le lien avec le haut, le plafond, le ciel, mais intensifie le contact avec le plancher, le sol, le centre de la terre.
Quand nous parlons de la verticalité naturelle du mouvement, il s'agit pour nous de comprendre et d'enseigner cette double direction impliquée : la tension entre les pieds et la tête, la co-naissance du haut et du bas dans le mouvement du tango argentin.

Le rapport naturel du corps dansant avec le sol

"Va plus dans le sol ! Cherche plus le sol ! Donne-moi plus de sol" : les professeurs de dans et de plus en plus les professeurs de tango soulignent l'importance du sol. Mais ces conseils vont souvent dans le vide, sont même contreproductifs. Car la question est justement de savoir comment aller dans le sol, comment chercher ou donner le sol. Les conseils sont même contreproductifs, car ils font appel à une intention et un effort trop volontaire, qui risquent de bloquer le transfert naturel du poids du corps vers le sol.
Or, ce transfert naturel suit des chemins préinscrits le long du corps, de la tête jusqu'aux pieds. Il s'agit plutôt de sentir et de libérer ce transfert naturel du poids. Un effort musculaire volontaire risque très souvent de faire appel aux mauvais groupes de muscles (aux muscles blancs ou phasiques), et de bloquer l'accès aux chemins plus profonds, qui libères le jeux naturel des muscles de posture (rouges ou toniques).

La difficulté d'enseigner le mouvement naturel de la danse

C'est la raison pour laquelle il est quasi impossible de "corriger" les compensations et les mouvements "parasites" qui empêchent le transfert naturel du poids du corps vers le sol. Chaque correction risque de déclencher d'autres compensations et mouvements parasites, qui se superposent à celles que l'on cherche à corriger. Plutôt que de donner des corrections ou de vouloir "corriger sa posture", il s'agit de trouver d'autres méthodes d'enseignements, qui permettent d'explorer et de sentir les mouvements naturels intérieurs qui crée les relations de verticalité du corps avec le haut et le bas, le sol et le ciel. Cela demande à l'enseignant du tango beaucoup d'imagination et d'expérience, fondées dans une formation solide et à long terme. Beaucoup de professeurs sous-estiment cette difficulté et se mettent à enseigner le tango dès qu'ils arrivent bien à le danser.
Ainsi donnerons-nous par la suite quelques indications plus concrètes sur la dimension verticale du mouvement. Ces indications peuvent contribuer à une première compréhension de cette dimension des fondamentaux du tango. En aucun cas, elles ne peuvent remplacer la pratique de cette base du tango, guidée par un enseignant compétent et expérimenté. Car si un enseignant ne peut guère "corriger" les "défauts" de la verticalité, on ne peut encore moins se corriger soi-même, à moins d'être formé en pédagogie de la danse et des techniques corporelles.

La co-naissance du haut et du bas dans la verticalité

De multiples conditions rendent possible et favorisent la création de la verticalité naturelle :

  • les vertèbres de la colonne sont libérées, la colonne est suspendue entre la tête et le bassin ;
  • la tête et le haut du buste trouvent leur aspiration naturelle vers le haut ;
  • le bassin est suspendu à la colonne vertébrale, disponible à lâcher son poids vers le sol ;
  • les jambes transmettent le poids du haut du corps et du bassin vers le sol, le long des chemins naturels (liberté de la tête de fémur dans le bassin, jeux naturel en spiral entre le tibia et le péroné)
  • les pieds sont malléables, le jeu entre les voûtes interne et externe du pied se font librement, l'astragale reçoit le poids du haut transmis par le tibia et le péroné

L'énumération sommaire des conditions de la verticalité à elle seule suffit pour comprendre qu'il est vain de vouloir "corriger la posture" en intervenant de manière volontaire sur une ou deux de ces conditions. Par exemple, on ne peut "corriger" le placement du bassin, sans "corriger" l'état et le placement de la colonne vertébrale, la relation entre la tête et le bassin à travers la colonne, les mouvements spiralés dans les jambes qui transmettent le poid du bassin aux pieds, etc. En même temps, il semble impossible de corriger toutes ces facteurs en même temps : cela dépasserait les capacités mentales, perceptives et proprioceptives du professur aussi bien que de l'élève.

C'est pourquoi nous fondons notre enseignement sur la méthode Feldenkrais. Cette méthode ne fait pas appel à une conscience seulement mentale et volontaire du corps et des relations internes de ses parties. Cette méthode ne procède pas par correction. Elle cherche à développer une conscience sensible du corps propre et du mouvement - en jouant sur les possibilités du mouvement et favorisant la perception sensible et interne du mouvement. Explorer les différentes possibilités du même mouvement libère celles qui sont bloquées. Et cela sans correction ni volonté dirigée sur ce blocage, qui ne risquerait que d'apporter d'autres compensations et blocages.

Ainsi, cette page sur la verticalité du mouvement tango, que vous venez de lire, ne cherchait à donner une idée de quelques unes de nos principes de compréhension et d'enseignement concernant cette dimension fondamentale. Elle ne peut remplacer sa pratique concrète, de corps à corps dans nos cours.